LA RUELLE DES MORTS
(Paroles : H.-F. Thiéfaine – Musique : La Casa)
Avec nos bidons en fer blanc
On descendait chercher le lait
A la ferme au soleil couchant
Dans l’odeur des soirs de juillet
On avait l’âge des confitures
Des billes et des îles au trésor
Et l’on allait cueillir les mûres
En bas dans la ruelle des morts
On nous disait que Barberousse
Avait ici sa garnison
Et que dans ce coin de cambrousse
Il avait vaincu des dragons
On avait l’âge de nos fêlures
Et l’on était conquistadors
On déterrait casques et fémurs
En bas dans la ruelle des morts
On arrosait toutes nos victoires
A grands coups de verres de kéfir
Ivres de joie et sans le savoir
On reprenait Mers el-Kébir
Puis c’étaient nos chars en Dinky
Contre les tigres–doryphores
Qui libéraient la French County
En bas dans la ruelle des morts
Que ne demeurent les printemps
A l’heure des sorties de l’école
Quand les filles nous jouent leurs 16 ans
Pour une bouiffe de Royale Menthol
Je n’sais plus si c’était Françoise
Martine, Claudine ou Marie-Laure
Qui nous f’saient goûter leurs framboises
En bas dans la ruelle des morts
Que ne demeurent les automnes
Quand sonne l’heure de nos folies
J’ai comme un bourdon qui résonne
Au clocher de ma nostalgie
Les enfants cueillent des immortelles
Des chrysanthèmes, des boutons d’or
Les deuils se ramassent à la pelle
En bas dans la ruelle des morts
« jucundum cum aetas florida ver ageret »
(« Quand ma vie dans sa fleur jouissait de son printemps »)
Catulle, Catulli Carmina, 68,16
C’est la première fois où j’utilise sciemment la nostalgie, en évoquant cette rue qui était devant chez nous. Avec la vie, mon écriture a changé. On n’écrit pas pareil quand on a une forte tendance alcoolique que lorsqu’on est sobre. Je suis plus délicat, je connais mieux la poésie qui m’a précédé, ce qui n’était pas le cas dans les années 1980. J’écris avec plus d’élégance. J’ai laissé mon humour de provocation de côté. Il y a un âge où il faut dépenser son énergie et un âge où il faut l’économiser. Cette chanson figure sur l’album qui m’a permis d’obtenir deux Victoires de la musique et pas mal de médailles. Je pensais m’en foutre, mais cela m’a permis d’aller vers le grand public. J’ai fait 45 festivals, je n’étais plus obligé d’expliquer ce que je faisais. Avant, j’avais encore l’impression d’être le mec qui chantait dans le métro…
Paris Match – 01/12/2017
Ce nouvel état d’esprit vous a amené à La Ruelle des morts, chanson où vous racontez votre enfance de façon limpide, sans vous cacher derrière la carapace des mots ?
Je sortais d’une expérience où j’ai rencontré des gens qui m’ont aidé, accompagné. J’étais encore dans cette chaleur humaine quand j’ai écrit cette chanson. D’habitude, quand je regarde en arrière, je mets beaucoup d’acidité dans mes souvenirs d’enfance, je m’arrête à une période où j’ai beaucoup souffert. Celle où j’ai dû quitter l’école paroissiale où m’avaient mis mes parents pour entrer en primaire à l’école publique. Venant du privé, on m’a d’emblée mis dans une classe inférieure et ma mère a dû se battre pour que je réintègre une scolarité normale. Ça a été l’enfer, mes maîtres ont été cruels avec moi et ont entraîné les autres gosses à l’être également. J’ai subi un harcèlement destructeur et traumatisant dont je conserve des séquelles, comme cette incapacité à croire en moi. Pour la première fois, je suis remonté plus loin. J’ai été frotter là où ça faisait du bien, retrouver l’ambiance familiale chaleureuse et douce dans laquelle j’ai grandi. C’est ce que raconte La Ruelle des morts.
Télérama n°3241 – 22/02/2012
La première chanson de votre album évoque la nostalgie de l’enfance, la chanson When Maurice Meets Alice sur votre précédent album était un portrait de vos parents… Vous retournez-vous plus vers le passé actuellement ?
Je le fais inconsciemment. C’est à dire que quand j’ai fait, aussi bien When Maurice meets Alice que La Ruelle des morts, je ne me suis pas dit « je vais faire un truc sur l’enfance ou la nostalgie en général »… Non, c’est venu comme ça. Je ne calcule pas, je me laisse embarquer : je suis un petit peu le peintre du moment. J’essaie de peindre des humeurs, des pensées, des histoires qui m’arrivent à tel moment. Alors j’ai peut-être plus de nostalgie ; avant je mettais tout sur le futur et le passé ne m’intéressait absolument pas. Il ne m’intéresse toujours pas follement ! Mais il y a des périodes comme l’enfance ou l’adolescence qui sont plus intéressantes à développer. Mais aujourd’hui, le futur, il commence à se limiter ! Et donc je regarde vers le passé, par obligation temporelle…
Sortie de Secours – 22/11/2011
Pour revenir à La Ruelle des Morts, peut-on dire que vous tenez ici une chanson pop, diffusable en radio ?
Oui, bien sûr, mais je ne l’ai pas forcément cherché. Si j’avais voulu faire un tube pour passer en radio, je n’aurais pas mis « morts » dans le titre. (rires) Mais tout l’intérêt de cette chanson c’est justement que cette ruelle ait bel et bien existé et qu’elle excitait mon imagination lorsque j’étais enfant. Ce n’est pas pour autant une chanson nostalgique sur le temps passé, c’est simplement un souvenir. À mesure qu’on vieillit, certains souvenirs – généralement les plus doux – ressortent et j’ai choisi de mettre celui-ci en chanson. Après tout, les souvenirs les plus vieux sont ceux qui restent le plus longtemps.
SFR Music – 23/02/2011