LORELEI

Au Moyen-Âge, le rocher de la Lorelei, d’une hauteur de 132 mètres, était bien connu : il se trouvait à l’un des endroits les plus dangereux du Rhin, près de Saint-Goarshausen. Le fleuve, à cet endroit, atteint une profondeur de 25 mètres et fait seulement 113 mètres de large. Beaucoup de marins, dans leurs canots en bois, se sont fracassés contre la falaise.
Goethe, précurseur comme toujours, lança la mode du Rhin romantique lors d’un voyage dans cette région en 1774.

C’est en 1801 que le nom de « Lore Lay » apparaît pour la première fois dans une ballade du poète Clemens Brentano, mais la version la plus connue est sans conteste la version poétique de Heinrich Heine, composée en 1824.

Ce n’est qu’en 1810 que le motif d’une femme blonde malheureuse se peignant sur son rocher apparaît dans le conte plusieurs fois remanié de Brentano. Le mythe était né et il va se perpétuer tout au long du 19ème et du 20ème siècle, sous des formes et avec des interprétations différentes : voir Lorely de Gérard de Nerval ou La Loreley de Guillaume Apollinaire par exemple. Lorelei prendra la fonction, pour quelques poètes, de symbole national semblable aux walkyries mais nous renvoie au final à la genèse et au mythe de Lilith.

Tu m’rappelles mes amants perdus dans la tempête
Avec le coeur naufrage au bout des bars de nuit


Voici la traduction française de la version initiale du poème de Clemens Brentano que l’on pourrait qualifier à la fois de conte, de ballade, de complainte et d’élégie !

La pauvre Lore Lay

À Bacharach, au bord du Rhin, habitait une magicienne. Elle était belle et gracieuse. Elle séduisait facilement le coeur. Déjà, plusieurs hommes avaient souffert pour elle. Une fois qu’on était tombé dans ses liens d’amour, on ne pouvait plus s’en délivrer.
L’évêque la cita devant le tribunal ecclésiastique. Il voulait la condamner, mais il n’en eut pas la force, tant il la trouva belle. «Dis-moi, s’écria-t-il avec émotion, dis-moi, pauvre Lore Lay, qui donc a fait de toi une méchante sorcière?

– Seigneur évêque, laissez-moi mourir. Je suis lasse de la vie ; car tous ceux qui me regardent sont condamnés à souffrir. Le feu magique est dans mes regards, et mon bras est une baguette magique. Jetez-moi dans les flammes, détruisez mes enchantements.

– Je ne peux pas te condamner avant que tu m’aies dit comment il se fait que ce feu magique ait déjà pénétré dans mon sein. Je ne peux pas te condamner, car mon coeur se briserait en deux.

– Seigneur évêque, ne vous moquez pas d’une pauvre fille. Priez plutôt, priez pour moi le Dieu de miséricorde. Je ne veux pas vivre plus longtemps. Je ne peux plus aimer. Condamnez-moi à mort. Voilà tout ce que je vous demande. Celui que j’aimais m’a trahi ; il s’est éloigné de moi ; il est parti pour la terre étrangère. La douceur du regard, le frais incarnat du visage, la suave mélodie de la voix, voilà ma magie. Moi-même j’en suis victime. Mon âme est pleine de douleur, et je mourrais si je voyais mon image. Faites-moi donc justice. Laissez-moi mourir. Tout a disparu pour moi dans le monde, depuis que je ne vois plus celui que j’aimais.»

L’évêque appela trois chevaliers : «Conduisez-la, dit-il, dans un cloître, Va, ma belle Lore Lay ; que le ciel ait pitié de toi ! Tu deviendras nonne, tu porteras la robe noire et blanche. Prépare-toi sur cette terre au grand voyage de la mort.»

Les chevaliers partirent pour le cloître, et regardèrent avec tristesse la belle Lore Lay.

«Ô chevaliers ! s’écria-t-elle, laissez-moi monter sur ce rocher. Je veux voir encore une fois la demeure de mon bien-aimé ; je veux contempler encore une fois les vagues profondes du Rhin. Puis nous irons au cloître, et je deviendrai la fiancée du Seigneur.»

Le roc est taillé à pic, difficile à gravir. Mais elle s’élança rapidement jusqu’à son sommet, et là, debout, elle s’écria : «Je vois un bateau sur le Rhin ; celui qui guide ce bateau doit être mon bien-aimé. Oui, c’est sans doute mon bien-aimé, et la joie me revient au coeur.»

À ces mots, elle baissa la tête et se précipita dans le fleuve.

Là s’arrêta le chant du poète. Mais le peuple continua la tradition. Il raconte que Lore Lay apparaît encore au milieu du fleuve où elle s’est jetée, comme Sapho. Souvent on la voit à la surface des vagues, tresser ses longs cheveux ; souvent, le soir, on l’entend jouer de la harpe et chanter, et ceux qui prêtent l’oreille à ses chants, ne peuvent résister à la magie de sa voix, à la fascination de son regard. Ils abandonnent leur barque et se jettent dans les flots.

Clemens BRENTANO (1801)